Lettre première
Cher vous,
Voilà que vous partez, l'été vient enfin. Je veux bien croire aux coïncidences. D'autres brûlures seront les ersatz des vôtres sur ma peau. Pour mes vacances, je voudrais bien cesser de penser aux êtres irréels, et m'ancrer. Vous, vous êtes incroyablement réel, à m'en crever les yeux, comme d'autres crèvent l'écran. C'est bien. Je veux dire, de savoir que la vie réserve aussi de l'inespéré.
J'ai beaucoup de remords aussi, contre lesquels je ne peux rien. Hier encore en sortant des toilettes, c'est idiot, j'ai pensé à cette personne égoïste que j'ai été pour les tout proches. Les personnes qui ont été blessées sont comme les enfants gâtés, il y a peu de différence, elles revendiquent que la vie leur doive tout. Je laisse des épaves de ma vie traîner dans le bouillon de mes sillons. J'ai écouté la vie de Tsvetaeva sur France Culture, elle m'a terrifiée, elle m'a touchée, le lien vous ne le voyez pas entre ce que je viens d'écrire et l'écoute attentive que j'ai eu de sa biographie, pourtant le lien existe, peut-être est-ce la conscience de la tragédie.
J'ai rêvé de quelqu'un, une voix peut-être, elle me demandait, qu'est-ce que ça fait, un été sans la dépression. Oui c'est vrai, c'est mon premier été que je vis au-delà de tout espoir, que je vis seule sans une béquille mélancolique. Je suis avec moi même sans intermédiaire, aucune bile noire. Je suis heureuse de comprendre que je peux désormais ressentir du chagrin simplement, et plus du tout du désespoir. De la joie, et plus du tout de l'hystérie. De la simplicité, sans écouter mes pensées plonger dans des constats fracassants et terrifiants. Cet été sera donc (extra)ordinaire de l'intérieur.
Vous savoir dans le monde suffit à cet instant. J'aime bien l'absence aussi quand elle promet un retour. (Un jour les lettres de ma mère ont tari, sans prévenir, puis j'ai cessé d'attendre les lettres au quotidien, j'ai attendu dans l'absolu, c'est idiot, j'attendais une promesse. C'est terrible déjà une promesse qui ne s'accomplit jamais, mais attendre une promesse, elle-même incertaine, non je n'avais pas de garde-fou à cet âge-là, on en oublie la personne désirée).
Il y a de l'à l'envers qui tournoie lentement comme une brindille sur l'eau et qui se remet à sa place, à l'endroit (bien sûr, tout ceci est subjectif, pourtant, vous avez une tête et des pieds et vous marchez dans ce sens, je ne vois là aucune subjectivité).
Il y a l'espace entre les corps, qui impose l'imagination, qui donne à tendre l'oreille quand les yeux ne voient plus, vers les mots dont on se souvient, qui laisse mesurer l'oubli, ce mal nécessaire (je dis mal, mais c'est le mal nécessaire à l'amour, l'oubli ailleurs pourrait être un soulagement, ou un bien précieux qu'on porte paisiblement)
Il y a l'écart des corps qui renouvelle le désir, ou le suspend (je l'ai suspendu, ce n'est pas une décision, c'est ainsi).
Il y a la crainte de perdre, et surtout d'être perdu dans le temps, la peur du désarmour ou de l'évidence que le destin nous a mal guidés. Peut-être. On regardera la réalité en face, s'il le faut. Passons sur la funeste pensée.
Voilà donc que vous êtes parti, et vous m'avez écrit déjà, vous m'avez écrit, je connais les mots par coeur, oui, que vous m'emportiez en vous, en cellules de votre peau. Pour ces mots, rien que pour ces mots, et non sous le soleil aveuglant de ce premier jour d'été, je fonds, entière, masse d'eau imperturbable, et je me fonds en vous, et c'est presque le soleil de là-bas exotique qui me brûle avec vous.
Comment, mais comment êtes-vous devenu cet homme du moment que j'ai rencontré un soir dans son bureau, en cet homme de tous les instants, de toutes mes inspirations et de mes expirations, comment... mais je cesse de poser la question, ce serait folie de comprendre la déraison. De comprendre comment pourquoi nous nous aimons, les fils qui nous ont poussé à croiser des chemins incertains.
Je reste ici, les traces de vous se gardent jalousement jusque sur le drap mauve.
Vôtre -
PS : la correspondance de Tsvetaeva et de son amant le plus profond, Konstantin Rodzevitch, s'intitule "lettres de la montagne" et "lettres de la fin". Elle commença une de ses lettres ainsi : " Mon tout-proche, mon bien-aimé, mon charmant et – plus important, plus tendre – que tout : - mon. "
Les mots de l'amour, sa grammaire - tellement de similitudes...je vous - (sourire)