Lettre III
Mon cher vous,
la boîte de cotons-tiges est tombée sur le sol à carreaux dans la salle de bain, et j'aurais pu jouer au mikado avec tandis que je me demandais pourquoi je ne ressentais pas de la jalousie pour votre compagne. M'a traversé l'idée cet après-midi que peut-être à ce moment-là précis vous faisiez l'amour, et que peut-être même était-elle plus apte à vous désirer en vacances, dans le dépaysement exotique, dans la complicité soudaine des vacances.
J'ai ramassé tous ces bâtonnets dans le désordre, je n'avais pas la patience de les ranger en ordre de sardines les uns à côté des autres, l'eau chaude coulait dans la baignoire en attente (oui, nous avons recouvré l'eau chaude, un bonheur). Peut-être que mes sentiments ressemblent à ce désordre d'embouts cotonneux, doux sous les doigts.
Je sais que vous lui faites l'amour, vous me l'avez fait deviner dans le silence, ce jour où vous étiez très nerveux près du Louvre, vous étiez persuadé que j'étais enceinte, à cause d'un post que vous n'aviez pas compris, ou (comme vous me l'aviez confié plus tard) jaloux peut-être de ces hommes que je venais de rencontrer en toute sympathie - (et je n'ai rien compris à cette explication, ni pu vraiment le croire pour cette raison). Nous parlions de cette pilule que je ne peux pas prendre pour l'instant, et des risques que nous encourions, mais là aussi vous n'entriez pas le sujet, quelque chose vous troublait (peut-être le lieu ne vous semblait pas adéquat), je ne sais pas bien ce qui se passait dans votre tête, sauf que vous sembliez amoureux mais nerveux, ou nerveux et amoureux. Et que vous m'aviez fait comprendre que bien sûr vous aviez encore des rapports sexuels avec votre compagne, ce qui après tout me paraissait normal, ce que j'avais pensé normalement avant l'aveu silencieux, là encore nulle jalousie.
Certes une petite gêne, après tout - dans nos fluides nous nous mélangions, mais aussi dans les siennes que vous transportiez en vous évidemment, et pour peu qu'elle aussi ait un amant ou plus, nous étions dans une chaîne infinie de microbes.
Mais est-ce cela qui avait provoqué cette gêne dans ma poitrine, non pas vraiment, il y eut autre chose, qui vient de mon esprit un peu torve, je m'en voulais d'avoir provoqué ce petit instant d'aveu incommode, où dans le regard vous me faisiez comprendre ce que vous-même aussi auriez voulu taire absolument, que vous signifiez à regret presque, que vous signifiez tout de même, ce jour-là non vous n'aviez pas la maîtrise de vous comme je vous connaissais l'avoir jusque-là, c'est étrange quand j'y repense. Je m'en voulais d'une telle indélicatesse de ma part, certaines évidences, surtout quand elles peuvent sonner désagréables, doivent être tues (je traîne des vieilleries d'éducation trop aiguisée, il me semble).
Par impatience amusée de toutes ces tiges indociles, je les ai placées dans une plus grande boîte, et en vrac. J'ai retrouvé l'eau chaude, je crois même que j'ai soupiré d'aise en plongeant le visage sous le pommeau de la douche. Je pensais à tout cela. A cette jalousie que je n'avais pas, pour cette femme que je devine un peu parfois, pour qui je ne ressens rien, sauf que je n'aimerais pas me retrouver en face d'elle si elle nous découvrait, ni même qu'elle sache l'existence de nous. Je ne me sens pas légitime, ni illégitime. Je ne ressens pas de honte, ni de tristesse. Je ressens cependant qu'elle nous devine. Qu'elle sait par intuition sans savoir vraiment, que si elle nous dévoilait, elle ne serait pas étonnée.
Je ressens que si j'étais elle, je préférerais savoir. Si je dois être à sa place, je préfère savoir, personne n'a le droit de m'enlever à la douleur quand la réalité est ce qu'elle est, personne n'a le droit de faire poursuivre une histoire si c'est aussi la mienne. Quand j'aurais beaucoup souffert, encore plus que l'abandon maternel et que le manque de père, et que la culpabilité, et la dépression d'autrefois, sans doute je n'écrirai pas avec autant de morgue.
J'ai connu des hommes infidèles qui m'ont raconté comment une nouvelle vie a été insufflée par l'infidélité cachée de l'un d'eux. C'est peut-être à cela indirectement à quoi j'ai pensé cet après-midi quand je vous ai imaginé lui faire l'amour là-bas.
Il est possible qu'un jour je sois jalouse de cette femme avec qui vous vivez (ce serait singulier comme parcours). Aujourd'hui non, aussi étrange que cela puisse paraître, et jamais jusqu'à présent.
De toutes les autres femmes, oui je le suis incroyablement, et aujourd'hui j'ai été jalouse de toutes celles-là, mais pas de votre compagne.
Je me demande maintenant si à chaque fois que je curerai les oreilles, je penserai tout ceci.
C'est une drôle de lettre que je vous écris aujourd'hui, j'espère que vous n'y verrez aucune hargne, mais la simplicité d'un amour qui s'interroge, que vous n'y verrez aucun reproche non plus. Je veux partager avec vous mes sentiments dans leur plus trouble labyrinthe, c'est aussi ainsi que je vous désire, dans le trouble. Comme cette fois-là où votre bouche et le contour de vos lèvres sentaient la chatte, pas la mienne, et que je vous ai embrassé follement, excitée d'effacer toutes ces traces pour ne vous avoir que pour mon corps, toutes ces traces qui sait inventées par mon imagination olfactive parfois très extravagante.
Faire l'amour avec vous me permet aussi de jeter hors de moi toutes mes tensions envieuses et jalouses - envieuses je vous expliquerai pourquoi dans une lettre suivante. Mais vous avez deviné sans doute pourquoi, vous avez parfois l'intuition très aiguisée aussi.
Jalousement vôtre - indifféremment aussi