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ClairObscure
13 septembre 2007

et pourtant -

Quand je pense aux livres qu'Igor a gardés lors de notre séparation, je pense que c'est un hasard, loin d'une volonté, qu'il avait éloigné de moi ces livres qui marquaient un certain passé ancien, d'une partie de mon adolescence. Certes il y avait "Sarinagara" de Philippe Forest, mais il y avait aussi le très révélateur "Les anges de l'univers" de Gudmundsson. Ce fut une page qui se tournait, mais aussi qui se collait à la précédente et qui ne pouvait plus se détachait. J'ai cherché un peu à les reprendre, j'en avais à lui aussi. Puis nous avons loupé l'un puis l'autre tous nos rendez-vous suivants, et c'est bien mieux ainsi.

J'ai appris je crois à ne plus regretter le passé, surtout ce passé-là, le plus vivace, tandis que le passé le plus proche est tombé dans un oubli presque total sans mon aide - et avec cela j'ai appris au contraire à regretter certains objets. Comme si en perdant des souvenirs, dans une mémoire pourtant déjà très sélective, je me liais au réel, à ce que je pouvais toucher.

J'ai pourtant jeté les billets de train que j'aimais collectionner, que j'aimais laisser en vrac dans mes affaires, dans les livres ou dans les cartons, dans les papiers administratifs, dans les sacs que j'abandonnais au fur et à mesure de l'utilisation d'autres sacs à main. J'ai pris la décision d'abord de les rassembler puis de les jeter un peu plus tard. J'y ai pensé quand j'ai rejoint mon homme en Normandie, j'y ai repensé aussi dans le métro quand j'ai sorti le même livre que je lisais dans le train et dans lequel se trouvait le billet de train aller pour Lisieux. Le coeur s'est compressé un peu, comme en voiture les hanches quand il faut laisser un peu de place à d'autres passagers qui se serrent contre vous. Ce billet-là je ne l'ai pas encore jeté, je le ferai sans doute, puisque les autres ont désormais disparu - parfois le sens de certains objets se perd quand j'en ai perdu une partie de la totalité, une collection perd son intérêt quand le début a été manqué, je trouve. Pour être honnête, ça me fait mal au coeur, et la poursuivre m'oblige à repenser à ce que j'ai perdu, ça me titille le coeur parfois. Tout de même j'aurais été apaisée que celui-ci rejoignent le tas éparpillé des autres dans mes affaires. Il y a des traces du passé qui sont plus agréables que d'autres et qui donnent plaisir à vivre au présent.

A ne plus regretter le passé, et le laisser là où il devait vivre, ce sont des blessures présentes qui se sont manifestées. Le passé anesthésie pas mal de choses du présent, une douleur en cache toujours une autre plus faible, elles ont un potentiel de concurrence étonnant. Les objets n'y pouvaient rien, l'immobilité n'y pouvait rien. J'ai découvert les vertus de la mobilité. Je crois que je confondais encore le mouvement et la mobilité, mais déjà rester assise devant une vidéo m'ennuyait, je pensais, mais en réalité me rendait nerveuse, naturellement (et très lentement) j'ai fini par y céder. Accepter d'avancer. Accepter de me laisser emporter aussi, mais ce fut moins évident. Marcher, marcher, oui j'ai commencé par marcher. J'ai continué par regarder. Ouvrir les yeux. Je ne suis pas certaine que je voyais. Ma mémoire visuelle reste ce qu'elle est, elliptique, illusoire, trompeuse. Elle en sait plus qu'elle n'en révèle, j'ai encore quelques grandes affaires à régler avec elle.

Quand j'ai passé quelques jours avec la mère de Solines qui était montée sur Paris, elle m'a rappelé un dîner que j'avais oublié parfaitement. Je ne me souvenais pas que Marta, mon amie espagnole, avait passé un court séjour avec son petit ami, devenu depuis peu son mari, puis le père de son enfant. La mère de Solines s'est souvenu que nous avions mangé dans un restaurant africain, dans une rue perpendiculaire à la rue Jean-Pierre Timbaud. Elle se souvenait vaguement d'une amie espagnole, et d'un homme aussi, de Solines et de Minouch. Il m'a fallu un peu de temps pour que viennent des images de ma mémoire illustrer cet épisode. J'ai vécu quelques années en oubliant absolument ce passage de Marta et de son ami via Paris. De Marta je me souvenais bien. Surtout du jour où elle m'a écrit, je peux passer en France te voir, j'ai besoin de m'éloigner de ma famille. Sur le quai de la gare d'Austerlitz je retrouvais une amie qui avait soudain coupé ses magnifiques cheveux noirs semés de blancs, avec de grandes boucles, et qui avec les cheveux courts changeait presque de caractère. Je crois qu'elle était venue à Paris se débarrasser du peu qu'il lui restait de son adolescence. Cette femme était saine d'esprit. Tout était simple et correct avec elle. Moi j'étais encore chez mes parents - malheureuse et non encore épanouie.

Oui je me souvenais un peu mieux qu'elle était venue passer quelques jours bien après cette épisode de cheveux courts, qu'elle venait avec son nouveau petit ami que j'avais déjà rencontré lors de mon séjour à Barcelone. Un photographe, un type sympa qui ne parlait malheureusement pas le français, mais le catalan, dont les amis m'avaient bien plu, nous parlions tous un anglais moyen, Marta traduisant mon français parfois. Ils étaient passés par Paris en route pour l'Italie, oui tout cela me revenait vaguement, sans beaucoup d'images. J'avais occulté tout ce morceau de vie à moi, dont j'avais été actrice. Mais je suis encore incapable de me souvenir de ce que, à part ce repas avec Solines, sa mère Nadine et Minouch, j'avais fait avec mes deux amis espagnols.

Marta quand elle était venue pour prendre l'air à Paris, la révolte trônant sur ses cheveux courts, venait pour le nouvel an. Je m'en souviens bien. C'est le plus beau Noël que je n'ai jamais passé. Simple, à la campagne, en famille, la père de ma mère adoptive était là aussi, son bonheur d'être dans la maison de campagne de ma mère rayonnait sur tout le monde, et même la maison que je n'aimais pas particulièrement, que je détestais effectivement, m'était apparue sous une lumière plus clémente, mes parents ne savaient pas encore le malheur qui les attendait, la séparation, la vente de beaucoup de leurs biens, de l'appartement surtout. Ce décembre-là avait répandu un froid mordant, je m'en souviens encore, à la campagne il s'accompagne toujours d'une certaine humidité et de l'odeur du feu de bois, de la cendre qui glissait jusque dans ma chambre, j'ai une photo de nous deux sur le bord de l'étang qui se trouve plus bas, sur la route devant le harras.

J'ai toujours mal respiré dans cette maison, c'est terrifiant quand j'y pense. L'asthme ne laissait aucun répis à mes pauvres poumons. Il me torturait dans la nuit, je crois tout simplement qu'il tentait de me bercer pour que je m'endorme tout à fait. Je crois qu'il souhaitait m'anesthésier, car lui savait que cette maison je la détestais, et les fantômes que notre famille a enfantés en deux ans seulement. Etrangement j'étais la seule à vivre avec ces fantômes, à me débattre avec eux, même ma soeur a su garder les yeux fermés. J'ai entendu un jour, ou lu je ne sais plus, que les lieux sauvegardaient l'impression des sentiments qu'on avait éprouvés en eux. Cette maison, je le pressentais, était une maison du malheur. Une maison anti-familiale, bien loin d'un nid d'amour comme le criait parfois mon père. Seule ma mère l'a vraiment aimée, cette maison, ça a fini par être la sienne. Et si parfois j'aimais rester dans cette maison, le matin surtout, quand tout le monde dormait, que j'allumais  le poêle en fonte, et plus tard quand seule ma mère dormait jusque tard dans la journée. La cuisine, une extension qu'ils avaient fait construire tout en fenêtres, ouvert sur l'immense jardin à recoins, savait apporter une paix rarement éprouvée ailleurs. Le salon sombre, aux murs épais car c'était une vieille maison en pierre, avait son apaisement à offrir aussi, une autre forme, mais j'y goûtais bien moins.

En tout cas cette maison a révélé à mon père qu'il avait été malheureux avec ma mère depuis le début. Avec cette maison ma mère souhaitait enfin vieillir en paix, mon père tout à coup a vu la vieillesse en pleine face, a vu ma mère vieillir plus vite que lui, dans cette maison mon père a été assailli de fantômes que personne d'autre que lui ne voyait. Il a su les amener avec lui sur Paris, et en a harcelé ma mère, qui avait quant à elle des fantômes bien plus anciens, bien plus vivants et agressifs, elle en avait une armée. La bataille a vite éclaté en guerre, dans le genre ancien, du banal. Tellement violente que je peux dire sans aucun embarras que j'ai été une victime de l'arrière, d'une certaine manière une victime invalide.

Parfois j'y pense à cette maison, parfois je sais que la maison aurait plu à mon homme. Je ne sais pas d'où me vient cette évidence. En présence d'étrangers à la maison, elle devient très vivable, la maison ment. La maison se transforme pendant un certain moment. Je l'ai toujours remarqué avec stupéfaction. Les étrangers s'y sentent affreusement bien dans cette maison. Je crois que mon homme aurait même bien aimé ma mère, il l'aurait appréciée, cela me paraît une évidence contre laquelle je ne peux rien. Ma mère aurait aimé cet homme, et c'est bien le seul des hommes que j'ai connus jusqu'à présent qu'elle aurait apprécié. Je connais ma mère comme peu de gens, je la connais comme quand on aime passionnément. Je la connais aveuglément. Intuitivement. Il n'y a que ma peur d'elle, ma peur de fondre en sa présence, et de me rendre soumise entière à elle qui m'empêche de la connaître totalement. Il n'y a que ma peur de l'amour sacrificiel qui ferme mon intelligence à son être profond.

C'est la femme sentimentalement la plus intelligente, et elle la doublait, cette faculté, d'une intelligence scientifique, philosophique étonnante. Cela ne la rend pas parfaite. L'intelligence n'est pas signe de perfection, c'est signe de survie. C'est la femme qui a su survivre même a sa propre tendance autodestructrice. Cette femme est un personnage absolu de roman, un caractère pour lequel Dostoïevski se serait passionné. Cette femme a été ma mère, et le reste où que j'irai dans le monde et autant de fois que je la quitterai. Cette femme pourrait même me rendre coupable de sa mort, et pourtant dans sa grande lucidité, son affolante lucidité tenter encore de rester une survivante pour ne pas m'accabler autant. Pourtant moi, je voudrais que ma mère soit heureuse. Et légère. Je voudrais qu'elle me rende heureuse. Et son bonheur me libérerait par là même. Je pourrais même cesser d'être sa fille, si c'est une clé à son bonheur (ce n'est pas la clé essentielle, mais pourquoi pas).

J'ai côtoyé un génie du sentiment, longtemps, un Icare d'intelligence, dont l'espoir vivait comme le phénix, et brûlait tout autour qui pourtant ne renaissait pas comme son espoir. Cette femme est la volonté même, jusqu'à la négation de son propre corps. Voyez comme je la connais cette femme. Elle a été mon maître cette femme, quoique je dise - pour le meilleur et pour le pire. Une femme intransigeante, d'une générosité immense, dans sa colère et dans son amour, dans son accueil et dans sa mémoire. Elle avait comme oublié que nous étions des corps, que le monde autour était aussi des corps, et que nous étions moins intelligents qu'elle en esprit, moins bouillonnants, que nous étions incarnés.

(je pourrais pousuivre encore, mais j'arrête, ça n'a pas de sens tout cela, il faut que j'y aille).

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Commentaires
J
parce qu'elles croient toujours que la folie de leurs mère est singulière, alors que nous sommes toutes folles... qu'elles-mêmes peut-être le seront... mais qu'il faut parfois se la faire renvoyer pour s'en apercevoir, le savoir... apprendre à faire avec les corps... autrement
J
tant de choses à cette lecture qui me viennent...<br /> les maisons, les familles...<br /> j'aime les filles qui parlent des mères... c'est toujours difficile à lire, parfois un peu désespérant... mais précieux...
F
Mon dieu... "cette fin"...
F
Dommage c'est fin abrupte, justement...
ClairObscure
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