Je vous -
Je ne sais plus écrire sur nous - est-ce parce que nous plongeons dans une intimité chaque fois plus élastique, qu'entièrement offerte, je dirais davantage si je précisais "dangereusement offerte", quand nous nous quittons c'est une dizaine de couches de peau que j'ai enlevées jusqu'à la chair, et jusqu'au tréfonds de ma personnalité, et j'essaie de contenir toute la douleur et toute la haine que je pourrais lui déverser à lui mon homme de m'approcher de si près, de me serrer si fort, de posséder une part immense d'un butin spirituel que je ne sais lui cacher désormais - d'être après ma mère adoptive sans doute celui qui me connaîtra le mieux. Je ne ressens pas la nécessité de partir, devrais-je ajouter "encore", je ne pense pas, je ne sais plus, j'ai peur de me livrer, d'être une fragilité transparente comme un cristal à facettes usées. Où est passée l'enfant sauvage, le chaton aux griffes comme on m'appelait autrefois, cet être qui clamait que le pire serait qu'on découvre d'elle plus qu'elle n'en saurait jamais sur elle-même.
Je ne saurai plus faire l'amour à personne d'autre, je m'entends me le dire quelquefois dans le tourbillon de mes pensées, quand mes cuisses écartent mon âme sous la pression de la chair dure, quand mes oreilles se tendent vers la voix qui vibre sur les organes internés dans mon corps en déséquilibre d'amour, il me dit je t'aime, il me l'a dit plein de fois ce lundi-ci, et je lui ai chuchoté, chuchoté chuuut, mais vous n'allez pas m'interdire ça, c'est lui qui a rétorqué : vous n'allez pas m'interdire ça - non bien sûr je ne peux rien lui interdire sous la menace de ses caresses fatales, de ses yeux inquisiteurs, je vous aime, il répète tandis que je me demande soudain si je lui interdis autre chose, que mon esprit rompu à la grammaire scolaire s'interroge sur ce ça, ce ça et en dehors de ce ça, est-ce que mon être lui a parlé sans ma conscience, est-ce que mon être a su lui transmettre d'autres messages, que sait-il de ce langage silencieux, de notre silence langagier, qui le sait ? Je ne suis qu'une fleur aquatique, que les flux et les pressions éclatent, il va et vient, je jouis, les mains pour taire les pensées malsaines, les mains pour accélérer ma perte, je voudrais rouler ma tête sur le sol, qu'elle roule, puis il jouit comme un homme au volant, dans l'accélération, il jouit et j'en veux encore, encore, encore, mille fois encore - et son corps titille ma peau de ses tremblements frénétiques, mon homme a joui, c'est une petite fin du monde.
Je ne sais plus écrire sur nous - je ne sais plus, je ne connais plus, je n'ai plus les mots d'une relation qui a dépassé les frontières de mes amours antécédentes - je suis hors-frontière, dans l'inconnu - hors des règles que je souhaitais m'imposer, hors de moi peut-être - et quand il dit je vous aime je ne sais pas à qui de moi au pluriel, à quel être s'abandonne-t-il, à quel être ment-il au futur, qui suis-je quand je m'oublie dans ses bras, je me pince les lèvres, ne pleure pas, l'immense me fait tourner la tête, montagne russe quand on pose la question, si je tombe, je meurs ? si le boulon lâche, adieu la vie ? alors je le serre dans les bras comme on serre un enfant fort, la tendresse d'un baiser sur la joue, je vous aime moi aussi, qui que je sois, telle que je me découvre en vous, je vous aime aussi, vous l'homme plus femme que moi puisque vous m'enfantez, je suis votre enfant, votre femme qui n'est pas votre femme, votre amante, votre désir, une partie de votre tout, celle qui vous rend heureuse sans doute. Non je ne sais plus écrire, quand les mots désintègrent, catégorisent, nomment - je ne sais plus, non vraiment, démêlez mon amour, démêlez nos chairs, démêlez nos regards, nos sexes, les franges de nos vies en partage, nos devenirs. Je veux bien avouer que le langage n'a pas échoué, que j'échoue dans l'entreprise de transcrire, de trouver les mots, à peine ai-je le rythme de nous - peut-être existe-t-il une langue qui nous correspond, qui saurait nous chanter, qui saurait louer notre amour, peut-être.
Je ne sais plus écrire sur nous, pourtant autrefois je vous écrivais parmi les plus beaux textes d'amour, et des femmes et des hommes qui me lisaient vous, nous, m'enviaient cet amour au-delà, cet amour éclatant, cet amour en guerre, des femmes et des hommes n'ont pas voulu croire, non pu croire à la puissance extraordinaire de nous érotiques, ils ont préféré n'y voir que des mots, de pauvres mots qui feignaient la magnificence, de pauvres mots sur lesquels ils préféraient médire. Qu'importe ce furent les plus beaux mots, et ils vous ont été offerts, et vous les avez lus, admirés, ingurgités, retenus.
Se peut-il que des siècles de littérature puissent tenir en ces quelques mots si pauvres en apparence, si riches en densité : je vous aime - suffirait-il juste que ce soit ces mots-là ?