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ClairObscure
14 octobre 2007

Egoïsme pour égoïsme -

Je me sens épuisée, de je ne sais quoi, fatiguée d'une vie d'attente, où même l'idée de récompense de l'attente n'a plus de sens idéal comme je l'imaginais plus jeune, d'une attente que personne au fond ne m'a imposée, et que j'ai nourri patiemment. Alors quand elle a appelé, s'est rappelée à mon souvenir, après le long voyage de quelques mois que lui imposait son métier, j'ai accueilli avec une lassitude immense ses mots qui sortaient de sa bouche comme dans un seul souffle ininterrompue, elle a coupé le son de sa langue aussi longtemps que possible, trois ou quatre secondes, pour me demander, et toi ça va ? Je n'ai pas pu m'empêcher de lui dire simplement, oui je vais déménager. Ah oui, a-t-elle répondu, moi je suis chez le coiffeur, et voilà qu'elle poursuivait la course folle de paroles qui comblaient je ne sais quel vide, un vide qui n'était pourtant pas le mien.

Je me demandais si elle parlait toujours comme ça, et comment j'ai pu oublier le débit si rapide de sa voix. Tu as toujours les cheveux bouclés ? elle n'a pas répondu à ma question, elle poursuivait de me raconter son arrivée chez elle après le long voyage. Tu as toujours les cheveux bouclés ? j'ai répété. Des floppées de phrases plus loin, où je sentais que je respirais pour elle aussi qui trop nerveuse expirait sans penser à inspirer, j'ai pensé à mes poumons qui ne respiraient qu'au tiers de leur capacité à cause d'un asthme persistant et que bientôt je raccrocherai à bout de souffle. Tu as toujours les cheveux bouclés ? les mots percutèrent enfin son entendement, ce qui la troubla un peu, elle s'arrêta dans un "Pardon ? oh oui oui c'est toujours le grand foutoir là-dedans", j'ai souri, elle ne l'a pas senti j'imagine. Puis elle a poursuivi ce qu'elle avait à dire, et je ne suis pas bien certaine qu'elle savait exactement ce qu'elle souhaitait exprimer vraiment. Elle m'a demandé si j'avais du temps libre, je lui ai répondu que la question était étrange, pas vraiment en ce moment, je vais sans doute déménager bientôt, je cherche un logement, eh bien elle m'a dit qu'elle passerait un week-end, j'ai dit bientôt, moi je suffoquais au téléphone, j'avais plus d'air, je ne sais pas c'est quand, je n'ai pas le temps.

Elle s'est arrêtée, comme si elle m'aurait regardé le visage suffoquant et boursouflé par le manque d'air dans les poumons, elle s'est arrêté et a ponctué son silence, je dis silence mais c'était un quart de seconde, elle l'a ponctué par un "oh! eh bien ce sont des choses qui arrivent". Ecoute je te tiens au courant, si tu peux, je passe sans doute en novembre, on se voit, de toute façon je te tiens au courant, bon big kiss, je suis chez le coiffeur. Puis silence au bout du fil. (Inspire ma fille, inspire.)

Quand il y a quelques années je l'ai cherchée sur tous les botins des parties du monde où elle aurait pu se trouver, puis que j'ai eu l'idée de chercher grâce au botin de Hotmail son courriel, et que j'y parvins, je lui avais écrit, et j'avais attendu sa réponse. Elle avait deux homonymes dans le monde, des trois elle seule me répondit, c'était bien elle. Elle semblait très troublée d'être retrouvée, heureuse dans un sens que je ne comprenais pas, un peu hystérique aussi, pleurer de chaudes larmes est une spécialité de famille, il faut croire. J'ai été fière de moi, et pourtant très déçue, déçue qu'elle soit vivante sans qu'elle n'ait cherché à me rencontrer depuis que j'avais l'âge de douze ans, déçue qu'elle ne se soit pas renseignée un peu sur la vie que je menais sans elle depuis l'année où elle s'est séparée de nous, ma soeur et moi. Mais quand j'ai appris tout aussi violemment qu'elle travaillait parfois en France, dans le sud de la France, lors de ses nombreux voyages en yacht dans le monde, et qu'au moment même où je m'adressais à elle pour la première fois depuis treize ans, elle était en France, j'ai eu la secrète envie qu'elle se déplace à Paris pour nous rencontrer.

Elle me demanda à cette époque si j'avais des nouvelles du père de ma soeur, et je répondis qu'il s'était nouvellement installé en France depuis la mort de ses parents. J'appris quelques jours plus tard qu'elle était allée le rejoindre à l'adresse que je lui avais indiqué, mais qu'elle n'avait pas le temps de monter sur Paris. Elle ne l'avait pas vu depuis aussi longtemps qu'elle ne m'avait pas vu, ni ma soeur. Elle ne monta jamais sur Paris. La douleur me frappe de manière cinglante dans le coeur. Rien ne servait d'avoir attendu, ni d'avoir souffert de la manière la plus romantique une femme qui n'a pas su récompenser son enfant de sa fidélité naïve. Ce fut mon dernier morceau de naïveté brisé comme de la porcelaine alors que je le croyais de verre incassable. Je lui fis entendre ma déception en quelques lignes, entre les lignes aussi, elle y répondit mal, se sentant accusée, refusant toute culpabilité, culpabilité dont je ne l'accablais pas. Puis je cessais de lui écrire régulièrement, ma soeur reprit le fil, l'entretenait de quelques mails parfois plus véhéments que les miens, et de quelques coups de fil, puis devant les incessantes allées et venues de notre mère de par le monde sur le bateau pour lequel elle travaillait, ma soeur cessa aussi d'écrire et attendit que le contact vienne spontanément de cette femme.

Je ne dis pas que l'attente que j'avais des retrouvailles avec ma mère disparue un jour de ma vie était justifiée, ni qu'elle se devait d'être récompensée. Certes non. J'aurais pu la haïr, et la bannir de ma vie. J'ai su aussi la remplacer très vite par une autre femme au caractère trempé et unique, j'ai su dans mon attente pourtant la remplacer et faire la place à un autre lien maternel plus fort encore, plus passionnel aussi, et j'ai su me passer d'elle - j'annonce cela sans rancune, ni volonté de me venger. Je n'ai rien sacrifié toute romantique que j'étais, et je ne suis pas sûre que ma vie aurait été belle, ni même heureuse si j'avais passé mon adolescence sous le joug de ma mère naturelle dont la vie n'avait jamais su être stable. Il est fort possible que j'aurais continué une vie très chaotique, et certainement désolante. Je ne regrettais pas une autre vie, je ne la regrettais pas elle, mais je regrettais l'idéal d'un amour maternel, une tendresse innée, du moins naturelle et non acquise, une limpidité de l'amour, un amour qui n'avait pas besoin de justifications, ni de preuves, un amour qui n'était pas menacé par le pardon, ni la déception. C'était cet idéal que je portais en cette figure maternelle qui devenait avec les années de plus en plus abstraite et désincarnée.

Tout ce que je sais, c'est que comme à chaque déception trop douloureuse pour ma conscience, que pourtant mon corps encaissait bien, il se produisit, lorsque je compris qu'elle ne se déplacerait pas me voir mais était allée se jeter sur le père de ma soeur pour régler je ne sais quelle affaire qu'ils ont préféré tous les deux tenir secret, il se produisit comme toujours ce que je ne contrôle pas : une cassure définitive, la cessation d'un contrat implicite, avec une intransigeance et une impassibilité dont parfois je suis effrayée d'en faire preuve si naturellement, la fin de l'attente et des espérances, l'impossibilité d'une quelqueconque compassion pour cet être, l'impossibilité nette de l'amour. Mon corps réalise cette cassure nette, irrévocable, que j'ai maintes fois expérimentée notamment avec les hommes.

Il fallait désormais entrer dans la phase hypocrite de la gentillesse, de la tolérance, de l'acceptation, dans la phase du labeur - quand l'amour est l'acceptation naturelle, et l'élan vital qui porte facilement même quand il faut traverser l'adversité, toutes les difficultés de la vie, la maladie. A la fin de l'amour, c'est de la politesse qui me conduit, et malheureusement je n'ai pas toujours la patience des gens polis. Et pire encore, je n'ai pas le sens du tout des devoirs familiaux, je n'ai pas le sens du tout des obligations. J'ai le sens du sacrifice quand j'aime, mais personne n'a su m'infliger la rigueur de l'obligation, bien que je le regrette parfois car je m'intégrerais bien plus facilement dans le monde actuel.

De là venait l'immense lassitude de l'entendre, cette femme au téléphone, alors que quelques mois auparavant j'avais quitté toute ma famille adoptive, toute idée de famille conciliante et réconfortante et qu'elle n'avait pas donné de ses nouvelles depuis près d'un an. Pourtant, elle nous appelle parfois pour nous donner de ses nouvelles depuis quelques années, plus que pour prendre de nos nouvelles. Parfois j'imagine à quel point cela doit être dur pour elle d'être fière de ce qu'elle est devenue, que cela doit être dur de vieillir sans racines, de vieillir sans poser un pied à terre dans un foyer construit, ni propriétaire, ni mère, ni femme de -, ni riche. Femme marin. Femme seule.

Mais si je n'ai pas tout à fait envie de la rencontrer désormais, que les questions que j'ai à lui poser sur notre passé, sur le sien aussi, sur celui de ma soeur, sur le mien, désormais je les sens vaines car sans doute elle ne saura pas y répondre, ni répondre à mon impatience de savoir d'où je viens, à mon besoin de me construire un passé, de combler ma mémoire et de lisser ses aspérités, il faut que je la rencontre, ne serait-ce pour nous donner une chance, la chance d'une rencontre, pour voir au-delà de sa peur, de sa crainte d'être bannie, d'être jugée, d'être accablée, pour voir qui est cette femme qui un jour m'enfanta dans sa première jeunesse, une chance d'apaiser notre présent, et d'aplanir demain.

Je me souviendrai toujours de ce que m'avait dit ma mère adoptive, elle avait lu que les enfants séparés de leur mère souffraient d'une chose essentielle : de ne pas la voir vieillir. A l'époque je me suis sentie étrangère à cette sentence. Pourtant maintenant que je prends conscience d'un vieillissement autrement que par la pensée, par l'expectative, mais par l'expérience du corps et de la vie qui poursuit son cours, je comprends que j'ai besoin aussi de savoir à quoi peut-être je pourrais ressembler un peu, de l'aspect de miroir que peut avoir la relation maternelle. Cela me chagrine vraiment de savoir et de l'avoir entendue me dire qu'elle ne se trouvait pas belle, et qu'aller chez le coiffeur ne la rendrait pas plus belle. J'ai encore à avorter l'idéal d'une mère qui me dirait, tu es belle ma fille, tu tiens de moi, je suis fière de toi ma fille, tu tiens de ma race.

Mais je garde l'espoir de tirer à son insu peut-être toutes les histoires que je pourrais, de récolter tous les indices d'un passé que mon intelligence psychologique saura déceler, d'écouter cette voix insatiable, rauque et au léger accent américain, raconter au-delà de son présent, des petites histoires, toutes petites histoires avec lesquelles je ferai des mythes de mon histoire, des mythes de mon enfance, des piliers solides, une clef pour fermer la porte derrière moi sans regret. L'espoir de nous retrouver un peu.

Ensuite je tenterai de m'intéresser à la femme. A ce qu'elle est devenue sans nous. A ses motivations. A sa stratégie de vie. A ses déceptions, à ses regards sur les hommes. A la sagesse d'une vie bien remplie qu'elle semble continuer à vivre.

Egoïsme pour égoïsme.

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Commentaires
L
Vous délivrez toujours de vous au "compte-gouttes" et jamais quand je m'y attends, sourire. très touchée par ce commentaire, comme vous vous en doutez. <br /> J'ai toujours su que vous cherchiez à me draguer...<br /> vous, vous, moi - vous et moi, j'en rougis, c'est bête hein.
M
Quand j'ai dit que cela avait dû être fort, cet appel téléphonique, j'étais dans un certain euphémisme... (sourire) <br /> <br /> Je retiens des phrases ça et là, des morceaux, des bribes à recomposer au fur et à mesure. Une idée me frappe, parmi d'autres : celle selon laquelle on ne voit pas vieillir le parent disparu, enfuit, enfoui. Je connais cela. Je me demande régulièrement à quoi peut bien ressembler aujourd'hui mon père, ce père que je n'ai pas vu depuis plus de dix ans. J'imagine que l'on doit chercher dans le visage de sa mère ou de son père une réponse à son propre devenir, à son propre vieillissement, et qu'il doit en découler des choix. Cet homme, cette femme que l'on veut devenir, ou au contraire à qui l'on ne voudra pas ressembler. Entre ma mère dont le visage ne vieillit plus et celui de mon père que je ne vois désormais pas, la question, elle aussi, se pose. A quoi ressemblerons-nous, plus tard ? Vous, moi... vous et moi.
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